La Cour de Justice de l’Union Européenne s’est prononcé mardi 14 mars sur la question du port de signes religieux dans une entreprise. A la suite de deux questions préjudicielles venant de juges français et belge, la Cour de Luxembourg a estimé qu’une interdiction de manifester des convictions (politiques, syndicales, religieuses) était possible se certaines conditions sont respectées. Ce qui ne change, dans les faits, absolument rien au droit français en la matière.
Quel était le contexte de départ ?
Les juges de l’Union Européenne n’avaient jamais eu à se prononcer sur la question des signes religieux dans le cadre des entreprises privées. Pourtant, si l’on pense à toutes les affaires autour du foulard qui ont marqué le débat public dans certains pays, en France notamment, la question devenait brûlante. Et il allait de soi qu’un jour viendrait où une jurisprudence européenne harmoniserait les positions de principe des juges nationaux dans les pays membres. Mais reprenons depuis le début et posons le contexte tel qu’il apparaissait dans chacun des cas d’espèce.
En 2006, une employée d’une entreprise belge d’accueil et de sécurité est licenciée au motif qu’elle contrevenait, par le port de son foulard islamique, au règlement intérieur de l’entreprise qui précisait que les salariés devaient respecter une neutralité religieuse et politique stricte. La personne en question ne portait pas de signe religieux visible lors de son embauche, en 2003. Ce n’est qu’au bout de trois années de présence dans l’entreprise qu’elle manifesta son envie de porter un foulard, ce que l’entreprise refusa et prit en considération pour motiver son licenciement.
Dans le cas français, l’affaire a des points communs mais n’est pas tout à fait la même. Il s’agit ici d’une ingénieure employée dans une entreprise de conseil informatique qui s’est présentée à une réunion avec un client avec un voile sur les cheveux. Le client s’en étant plaint auprès de l’entreprise, la direction l’a fait savoir à l’employée qui n’a pas voulu retirer son foulard lors des réunions qui devaient suivre. Son employeur l’a ainsi licencié, au motif de ce refus catégorique.
Si les deux affaires semblent proches, la CJUE a eu l’intelligence de rendre un avis pour chacune d’entre elles. Tout d’abord, concernant la première affaire, elle considère comme compatible avec le droit de l’Union tout règlement ou charte au sein de l’entreprise qui limiterait, pour des raisons de sécurité ou de neutralité, le port de certains signes religieux. Ainsi, l’interdiction doit être justifiée par un « objectif légitime ».
Dans le cas de l’affaire française, les juges de Luxembourg ont considéré que, selon les termes de la CEDH déjà en 2000, « la volonté de répondre à la préférence discriminatoire des clients […] ne peut pas être acceptée comme objectif légitime ».
En résumé, l’interdiction de signes religieux est admise dans l’entreprise, et ne représente pas une restriction de la liberté d’opinion, pour peu que cette interdiction soit justifiée par des raisons professionnelles ou de sécurité.
Quelles conséquences dans le droit français ? Aucune !
Si la laïcité est un principe fondamental de la République, elle ne s’étend pas au domaine privé, et donc à celui de l’entreprise. Les fonctionnaires se doivent de respecter une neutralité propre à leurs fonctions et à l’égalité de traitement des usagers, mais personne ne pourrait exiger la neutralité absolue des salariés d’une entreprise privée.
C’est à travers ce prisme que le droit du travail, en France, prenait en compte ces questions. Et les règlements intérieurs prenaient cela en considération au cas par cas, en raison des risques que certains vêtements, de nature religieuse, pouvaient représenter par exemple. La tradition française n’avait jamais été de faire de la neutralité dans l’entreprise une vertu cardinale. Et c’est ce que l’Observatoire de la Laïcité et la Commission nationale consultative des droits de l’homme avaient rappelé lorsque cette question est apparue dans le débat public en France.
Les contradictions de la loi El Khomri
Malgré cette tradition juridique et ces différents avis, le Gouvernement n’a rien voulu entendre et a introduit, via la loi El Khomri, la possibilité d’inscrire le principe de neutralité (par rapport à quoi ? cela n’a pas été précisé…) dans le règlement intérieur d’une entreprise. Les associations de défense des droits, en chœur avec les associations de directeurs des RH, ont vertement critiqué ce texte, après avoir prévenu les parlementaires et le Gouvernement de la boîte de Pandore en offrant cette possibilité à l’employeur.
Qu’en disent les spécialistes du droit du travail et les autorités indépendantes ? Cela permet « une restriction de portée générale et comporte le risque d’interdits absolus et sans justifications objective ». Cette remarque de l’Observatoire de la Laïcité met le doigt sur le cauchemar de tous les DRH : le contentieux du travail ! C’est là que l’on voit à quel point le politique l’emporte sur l’expertise des professionnels.
Un retour en arrière s’impose. Lorsque le texte de la loi El Khomri est discuté au Sénat, plusieurs sénateurs introduisent un amendement qui donne cette possibilité à l’employeur. Alors que la laïcité est de plus en plus galvaudée à des fins politiques, on veut l’introduire dans un cadre qui s’autorégule très bien jusqu’à ce moment là. D’ailleurs, cet amendement venait de parlementaires de droite et de gauche (les Radicaux de gauche étant très à cheval sur la question, pour ne pas dire laïcards…), portés par une méfiance grandissante à l’égard du fait religieux. Voilà ce qui a bouleversé la tradition française sur la question.
Beaucoup prévoyait une censure du Conseil constitutionnel, en tout cas sur cet article additionnel. Et pourtant, les Sages de la rue de Montpensier n’ont pas suivi cette voie et n’ont relevé que de très légères dispositions inconstitutionnelles. Au grand dam, bien sûr, de la CNCDH et de l’Observatoire de la Laïcité, qui attendaient cette décision avec impatience. Ce principe est donc, jusqu’à nouvel ordre, gravé dans le marbre de notre droit.
Et maintenant, que va-t-il se passer ?
Comme les professionnels l’avaient prédit, les contentieux vont se multiplier autour de cette question. Pour la simple raison que le règlement intérieur est un texte unilatéral, produit par la direction, et rarement adopté en annexe d’un accord d’entreprise. L’exemple de Paprec était souvent mis en avant par ceux qui défendaient l’article 1er bis A de la loi El Khomri. L’entreprise avait adopté une charte de la laïcité après un accord entre direction et représentants du personnel. Mais ce texte pouvait être attaqué à tout moment, faute de fondement juridique.
Aujourd’hui, si les dirigeants Paprec peuvent se rassurer, ce sont les directions des ressources humaines de toutes les entreprises qui feront le choix d’une clause de neutralité qui rencontreront de nouvelles difficultés. Cela créera une nouvelle jurisprudence, certes. Mais cela nuit, au bout du compte, à la résolution d’un enjeu plus important encore : comment vivre en harmonie, dans une entreprise, en acceptant les convictions de chacun ?
Encore une fois, les praticiens avaient pris de l’avance
Il y a tout juste un an, le cabinet Barthélémy, spécialisé en droit social, avait organisé une rencontre en acteurs des ressources humaines avec comme thème du jour une question essentielle : Comment aborder le fait religieux en entreprise ? La trentaine de responsables présents avaient tous le même discours : l’état du droit du travail antérieur à la loi El Khomri suffisait amplement, et donnait des marges suffisantes à chaque entreprise pour s’adapter aux situations qu’elle pouvait rencontrer.
Selon les secteurs, la question vestimentaire est plus ou moins prégnante. Ainsi, dans le nucléaire ou l’agroalimentaire, de nombreuses normes de sécurité s’imposent et excluent toute latitude à leur égard, quel que soit le motif qu’un salarié pourrait invoquer. Mais un avocat présent lors de cette réunion rappelle un principe simple : il ne vaut mieux rester très pragmatique et dépasser le cadre strictement religieux. D’une manière générale, il recommande aux DRH présents de faire de cette question un sujet de dialogue social. Et surtout, de ne pas en faire un tabou parmi les salariés.
Aujourd’hui, la possibilité d’introduire ce principe de neutralité dans le règlement intérieur interroge plusieurs directeurs-généraux d’entreprises. Par principe, certains se disent qu’ils vont l’adopter pour éviter tout prosélytisme dans leur structure. Au risque de donner naissance à des contentieux qui, encore une fois, n’étaient pas aussi nombreux il y a quelques années. Là encore, il faut u voir une tendance du droit qui finira par s’apaiser après les jurisprudences établies.
Quelles pratiques adopter ?
Les DRH confrontés fréquemment à cette question recommandent justement, ainsi que nous l’avons dit, de poser le sujet sans tergiverser. Sans vouloir à tout prix éviter d’importer ce débat parmi les salariés.
Cela peut prendre plusieurs formes, sans nécessairement passer par un accord d’entreprise. Le plus important étant de démystifier la question. Certains dirigeants choisiront de poser le principe que la religion est une composante comme une autre de l’identité de chaque salarié, et que le partage des traditions est la meilleure manière de connaître ses collègues. D’autres choisiront de limiter les signes religieux dans le cadre professionnel. Ensuite, le temps nous dira quelle tendance se répandra le plus rapidement.
En fin de compte, les juges de la CJUE n’ont fait que renvoyer les juges nationaux à leur responsabilité, en les invitant à régler ce sujet au fil des cas d’espèces qui se présentent à eux.
Quant aux DRH, ils ont de longues années de travail devant eux. Et quelques chartes à écrire très certainement…
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